La fréquence de l'âme

La nuit est tombée depuis longtemps. La lucarne bleutée d’un atelier veille sur le quartier désert. De temps en temps, un éclair blanc jaillit et projette une silhouette agitée. À l’intérieur, des éclats de métal chaud explosent comme des feux d’artifice. Leurs étincelles vives se reflètent sur les dégoulinures allongées d’une tasse de thé. La fragile porcelaine s’est faite une place sur le bois brut d’un plan de travail en pagaille. Les parfums d’Earl Grey et de Yunan se mêlent aux relents de graisse et le plastique fondu.
Le professeur Georges relève ses lunettes du plat de la main. Son visage est recouvert de sueur et de suie noire. Il avale un peu de thé à la hâte. Sa gorge se gonfle douloureusement avant que le breuvage n’apaise l’irritation provoquée par les poussières rugueuses. Il repose la tasse maladroitement, perdu dans ses pensées. Elle tombe et se brise par terre sans qu’il puisse réagir. L’observation de la flaque fumante dardée d’éclats de faïence le ramène brutalement à la réalité. Il ne se souvient plus de son dernier repas et confond aubes et crépuscules depuis des lustres. Tout ça n’a plus d’importance, seuls comptent sa volonté et son énergie. Tout à l’heure il mangera peut être une barre de céréale ou des nouilles instantanées. Si la fatigue persiste, il somnolera une demie-heure sur un lit de fortune fait de grosses couvertures miteuses et d’oreillers dépecés. Difficile de croire que cet individu au bord de l’effondrement est un ingénieur en robotique. À cet instant ce n’est plus qu’un homme qui consume le peu de vie qu’il lui reste dans l’aboutissement de son ultime projet.
Chez I-Tronic, on a l’habitude de rester sans nouvelles de lui. Il reste parfois des semaines sans se connecter au réseau privé de la société. Mais cette fois le contexte est différent. Quelques mois auparavant, il a malheureusement perdu sa femme Melissa des suites d’une rupture d’anévrisme foudroyant. Elle n’était âgée que de 45 ans, soit deux ans à peine de mois que lui. Jamais il n’aurait cru qu’elle partirait avant lui. Ils travaillaient ensemble chez eux et n’avaient pas prit le temps d’avoir d’enfants. Il s’est retrouvé veuf et seul au monde.
On lui a accordé un congé sans limite, mais il l’a refusé. Il a rejeté en bloc toutes les propositions de soutient psychologique ou d’accompagnement de quelque nature que ce soit. Dès le lendemain des funérailles, il s’est enfermé dans son atelier et a simplement demandé qu’on ne le dérange sous aucun prétexte.
Trois mois et demi plus tard, Anna Sylvena, une jeune recrue du service des relations humaines, se tient sur son perron. L’entreprise souhaite qu’elle fasse un rapport précis sur la santé mentale du malheureux savant. Si son état s’est aggravé, il faudra se séparer de lui. Les affaires sont les affaires.
C’est une journée d’hiver brumeuse et humide. Anna porte le tailleur officiel de la société et le maudit à mesure que le froid s’immisce sous sa petite jupe en simili cuir blanc. Sans sa paire de collants noirs épais, elle serait totalement congelée. Elle a déjà sonne plusieurs fois, mais personne n’a réagit. Elle souffle dans ses gants blancs avant d’en retirer un pour frapper sur la porte glacée. Elle s’empresse de remettre la précieuse mitaine et souffle une nouvelle fois à l’intérieur. Elle frotte ses genoux l’un contre l’autre en tapotant le béton du bout de ses bottines satinées à talons compensés. Son visage rond et laiteux se colore à vue d’œil. Le bout de son nez et ses joues deviennent rouges écarlates. Quelques mèches brunes se sont emmêlées dans ses longs cils. Elle secoue la tête nerveusement pour les dégager. Ses yeux se remplissent de larmes à cause du vent gelé. Une dernière tentative et elle retourne dans sa voiture, met le chauffage à fond et rentre à Paris boire un bon chocolat chaud. La clenche s’abaisse sèchement et la fait sursauter.
Le professeur s’est glissé dans l’entrebâillement de la porte tel un spectre gris. Il a perdu plusieurs kilos et sa peau est d’une pâleur cadavérique. Ses yeux rouges dominent des cernes violettes piquées de veines. Elles sont si larges, qu’on peut deviner l’emplacement des orbites oculaires de son crâne. Anna le dévisage un moment et prend la parole.
« Bonjour, je suis désolée je vous réveille peut être ? » Il ne répond pas. « Je m’appelle Anna des ressources humaines, c’est la compagnie qui m’envoie. » Il lui répond presque sans bouger les lèvres.
« J’ai dit que je ne voulais pas être dérangé.
— Oui, mais cela fait maintenant plusieurs mois, vous risquez de perdre votre place.
— Aucune importance.
— Ça ne prendra que quelques minutes, vous me résumez ce que vous faites, une signature sur le registre et je ne vous embête plus.
— Inutile d’insister. »
Une bourrasque de vent hivernal s’engouffre sur le large perron. Anna tremble comme une feuille de la tête aux pieds. Elle se sent ridicule, recroquevillée sur elle-même dans cet uniforme minuscule.
« Offrez pas au moins une boisson chaude, s’il vous plait…» Elle tente de l’apitoyer en désespoir de cause. Il soupire et quelque chose semble tomber de son visage émacié. Il ouvre la porte du bout d’un chausson troué et dessine un geste vague de ses doigts osseux.
« Très bien, mais je vous aurais prévenu… » lâche t’il désarmé. Anna ne se fait pas prier et se faufile comme une petite souris dans le sillage du grand homme grêle.
Une douce touffeur l’enveloppe instantanément. Ses épaules se relâchent avec délice bien que ses joues et ses oreilles soient en feu. Son hôte s’éloigne à grandes enjambées et lui parle de loin.
« Passez au salon, je vous apporte du thé. » Sa voix résonne sur les murs du couloir de l’entrée. Anna a l’impression d’être redevenue une petite fille. Elle progresse avec réserve vers une petite pièce sombre et chaleureuse. D’épais tapis orientaux enchevêtrés jonchent le sol. La pâle lueur de l’hiver découpe ça et là des carreaux de lumière jaune à travers d’antiques vitraux. Des bibliothèques chargées recouvrent la plupart des murs. Rien n’est droit ou symétrique et la forme globale de l’espace est indéfinissable. Les meubles foncés et lourds provenant d’époques différentes s’entassent sans logique à la manière d’une réserve d’antiquaire de campagne.
Elle s’installe dans un Voltaire à toile usée. En face d’elle, un rocking-chair en rotin fait une sieste interminable et une comtoise nichée entre deux colonnes de livres semble vouloir l’hypnotiser. Elle remarque le rayonnement discret d’un poêle en fonte. Il se tient fièrement sur ses pattes et son ventre brasille avec bienveillance. Des sons étouffés de casseroles et de boites métalliques lui  parviennent de la cuisine. Son regard se perd dans les étranges gravures d’une petite table à trois pieds en acajou. La circonférence extérieure est recouverte de signes runiques indéchiffrables. Le centre est divisé en deux hémisphères égaux, l’un représentant le Soleil, l’autre de la Lune. Elle est fascinée par le soin apporté aux détails de cet objet singulier.
« XIe siècle ! » Les mots sortent de nulle part et la font sursauter. Le professeur se tient debout derrière elle et l’observe depuis un moment. « C’est un authentique guéridon de voyance. » Il désigne du bout du menton les runes inscrites sur le pourtour. « Ces signes et ces symboles appartiennent à de très anciennes formes de sorcellerie celtes. Ils ont été repris au Moyen-Âge par de longues lignées de sorciers et d’alchimistes qui ont tenté d’en faire un véritable langage. Ces incantations servent à neutraliser le guéridon et à le protéger de toute autre influence que celle du médium. » Anna est sidérée. L’homme, circonspect jusqu’ici, n’en finit plus de parler malgré la fatigue qui semble l’abattre. « Au centre, l’opposition entre le jour et la nuit catalyse les magies fondamentales, blanches et noires, nécessaires à la bonne circulation de l’énergie. L’acajou étant par nature un élément neutre lié à la terre, les conditions pour la divination ou la projection astrale sont optimisées. » Un long silence s’en suit.
Anna a du mal à comprendre qu’un aussi grand scientifique puisse croire au paranormal et aux sciences occultes. Elle veut se convaincre que ce n’est qu’une lubie, une fascination pour le grotesque. Après tout, ces histoires ont un certain charme, à condition de les prendre avec du recul.
Devant l’apparente perplexité de la jeune femme, il abandonne l’envie d’aller plus loin. Il pose le plateau sur la console de divination avec une pointe d’agressivité. Elle n’a plus l’air si précieuse à présent. Anna se demande si elle l’a vraiment offensé ou s’il se joue d’elle. C’est apparemment un homme de contradictions. Ses inquiétudes se muent peu à peu en curiosité.
Le plateau de thé en bambou tressé est très raffiné. Il lui évoque l’artisanat vietnamien, ou peut-être thaïlandais. La tasse la plus proche d’elle est rouge et blanche, l’autre est noire et porte un idéogramme japonais blanc signifiant « thé ». Chacune d’elle est recouverte d’un chapeau de porcelaine blanche.
« Vous avez un superbe service ! s’exclame elle en admiration.
— Ce ne sont pas mes plus belles pièces, mais merci. »
Anna est surprise par la chaleur soudaine de sa voix. Son attitude d’ours mal léché n’est peut-être qu’une façade. Il exécute une série de gestes avec une précision d’horloger. Il retire d’abords les couvercles d’un mouvement précis et rapide, puis extirpe les tisanières du bout des doigts et les pose sur une coupelle prévue à cet effet. Aucune goutte ne tombe sur le plateau. Anna admire cette dextérité emplie de délicatesse.
« C’est un thé de Ceylan avec des fruits de la passion, de la vanille et des fleurs bleues, il se penche vers elle, goutez. » Anna avale une gorgée prudente. Un parfum puissant et doux envahi son palais. Elle est enivrée et en oublie presque la raison de sa venue.
« Je n’avais encore jamais bu un thé comme celui là. » Le professeur Georges ricane avec dédain.
« Pas étonnant, on ne sait plus apprécier le goût des bonnes choses de nos jours. Tout est précuit, préfabriqué, pré mâché. Le thé qu’on achète dans les grands magasins, c’est de la merde de fond de sac coupé à la sciure de bois ! » C’est apparemment un sujet sensible. Il réalise qu’il s’est emporté sans raison et que la jeune femme est tétanisé. « Enfin, je ne dis pas ça pour vous bien sûr. », enchaine-il avec maladresse. Anna masque poliment sa gêne. Il s’enfonce dans son rocking-chair et son corps exténué semble l’épouser à la perfection.
« Nous vivons dans un monde où règne l’artificiel. J’ai bien conscience de participer à cela étant moi même ingénieur en robotique. J’ai conçu des centaines d’androïdes pour la société avec mon épouse, mais sa mort m’a fait comprendre quelque chose d’essentiel. » Anna trésaille. Il évoque le décès de sa femme avec une distance glaciale. « Quand elle m’a quitté, la vision de son corps sans vie m’a frappé. Ce n’était pas un corps endormi, il y a une différence, une présence indéfinissable, un subtile mouvement de la poitrine. Le souffle de la vie se dit « anima » en latin et signifie l’âme. L’âme de mon aimée s’était envolée et n’avait laissé derrière elle qu’un pantin vide. » Une lueur de folie mesurée point dans son œil.
« Un automate inanimé… Une fois mort, nos corps ne sont ni plus ni moins que de vulgaires robots de chaire qui pourrissent sans personne à l’intérieur. Mais il ne suffit pas pour autant de les faire bouger pour qu’ils soient vivants. Les robots ne donne qu’une illusion de vie. Une marionnette animée ne sera jamais qu’une marionnette. » Il marque une pause et s’assombrit à mesure qu’il s’enfonce dans son fauteuil. Il semble avoir de la difficulté à s’exprimer. Il pose les coudes sur les genoux et joint les doigts en araignée les uns en face des autres pour retrouver sa concentration. Son regard trouble fixe le néant et sa cage thoracique émet un son grave avant qu’il reprenne la parole. « À quoi bon fabriquer des machines artificielles si elles ne peuvent pas vivre réellement ? »
Un silence lourd ponctue sa phrase. Anna est profondément bouleversée. Ses pensées se fracassent les unes contre les autres. Il continue, monocorde.
« Je ne cherche pas à remplacer dieu, mais si on y réfléchi, créer fait partie de notre nature profonde. » Il se tourne vers une fenêtre et laisse la clarté jaune inonder son visage décharné. « Ma Mélissa s’est éteinte et le vide qu’elle a laissé n’est pas simplement physique. C’est tout ce qu’elle était qui est parti. La façon dont sa présence imprimait le monde. Nous ne sommes pas qu’un tas de matière organique et chimique. De la même façon, nos robots pourraient être autre chose qu’un assemblage complexe de silicone et de fibres optiques. Pourquoi ne pas leur donner la capacité d’abriter une véritable âme ? »
C’est une question qu’inconsciemment tout le monde évite de se poser. Les problèmes d’éthique et de morale qu’elle soulève sont considérables et auraient de quoi perturber gravement l’équilibre mental des esprits les plus pragmatiques. Anna espère qu’il ne s’est pas risqué à franchir cette limite universelle. Dans le cas contraire elle ne pourrait pas faire autrement que de le mentionner dans son rapport, malgré tout le respect que l’illustre savant lui inspire. Elle essaye de changer de sujet pour éviter d’aggraver l’opinion qu’elle se fait de lui à cet instant.
« Je vois que vous avez beaucoup d’ouvrages traitant de paranormal. C’est plutôt rare de rencontrer des scientifiques qui s’intéressent autant à l’ésotérisme », dit-elle sur un ton faussement léger. Il enchaîne presque agressif.
« Ça vous choque ?
— Je… non enfin, ce n’est pas très rationnel comme approche vous ne croyez pas ? » Il sourit.
« Rationnel vous dites ? Nous usons de ce mot sans même savoir de quoi nous parlons. La raison devait-elle m’enlever Mélissa ? La vie n’est ni logique ni rationnelle chère demoiselle. La vérité est brutale et plus nous l’ignorons, plus elle nous explose en plein visage. Nous piétinons comme des fourmis aveugles, la voilà la vérité ! Il avale une gorgée de thé et reprend plus calme. Saviez-vous que nous travaillions sur un projet de programme émotif avec mon épouse ? Je suppose à votre expression que la compagnie a prit soin de ne pas vous en parler. Vous me prenez pour un fou n’est ce pas ? » Le petit visage d’Anna est presque entièrement dissimulé derrière sa tasse. « Je ne peux pas vous en tenir rigueur. Je me croirais moi-même dément si je ne savais pas ce que je sais. Il s’éjecte de son rocking-chair comme un diable en boîte. Venez avec moi ! »
Son corps pourtant chétif déborde soudain d’une nouvelle énergie. Anna se lève avec soin et pose délicatement son thé encore chaud. Elle se projette mentalement quelques minutes plus tôt, juste avant qu’elle ne coupe le moteur de sa voiture. Comme elle  aimerait se souffler à elle-même à travers le temps de ne pas rentrer dans cette maison et de repartir sur les chapeaux de roue.
Elle suit le professeur à travers un couloir sombre et étroit. Il ouvre une porte et s’y glisse comme un reptile. Elle passe le seuil et manque de perdre l’équilibre. C’est un accès au sous-sol et l’ouverture donne directement sur des escaliers abrupts. Elle pousse un cri étouffé qui ne semble pas atteindre les oreilles préoccupées qui la précédent. Elle descend en contenant son angoisse. Le passage est si exigu que les murs pourraient se refermer sur elle en une bouchée monstrueuse. Une moquette terne et usée recouvre les marches en béton. Une odeur puissante de graisse et de soudure se mêle aux relents de café et de cagibis. À l’approche des dernières marches, l’air est de plus en plus dense et sombre. Tout en bas une faible lueur, à peine plus rayonnante qu’une bougie vacillante, perce les ténèbres. Elle a l’impression de pénétrer lentement dans l’antre secrète d’un savant fou.
L’atelier s’offre enfin à son regard stupéfait. Des étagères pleines à craquer de matériel biomécanique se contorsionnent les unes contre les autres. La poussière s’entasse partout et il plane une odeur persistance de renfermé. Le professeur Georges marche à grands pas et se déplace instinctivement entre les étagères et les tables surchargées. Elle se demande comment il parvient à concevoir des machines si perfectionnées dans un tel capharnaüm. Il l’invite du regard tout en se débattant au milieu d’un amas de câbles et de circuits. Elle avance prudemment en évitant les débris au sol. Plus elle se rapproche du centre de cette tanière invraisemblable, plus il lui est difficile d’éviter les paquets de nourriture et les vêtements qui s’amoncellent par terre. Il vit et dort ici, cela ne fait aucun doute.
« Dépêchez vous ! s’écrit-il. » Elle se résigne à écraser les dernières strates de masses informes sans regarder ce que touchent ses bottines en cuir. Il dégage un plan de travail du revers de la manche. Une myriade de morceaux de plastique fondu et de pièces métalliques s’envole et retombe aussitôt sur ce qui deviendra une nouvelle strate de déchet. Anna reçoit un nuage de poussière dans les yeux et se met à tousser. Le professeur installe un boîtier métallique perforé sur l’espace de bois vierge et y pose la main. Un déclic retentit. Il extirpe un câble d’aluminium du nouvel orifice qui orne à présent la face du pavé et le branche sous le bureau. Un holo-écran se synthétise instantanément au dessus de l’énigmatique objet.
« Je vous présente Candy,  notre prototype d’ordinateur émotif.
— Candy ?
— C’est une référence à Candide. Il expérimente le monde avec naïveté et innocence. C’est un explorateur émotif en quelques sortes. Il ne calcule pas, il ne fait qu’éprouver des émotions. »
Anna resta bouche bée. Elle a du mal à croire qu’une telle chose soit possible. Le mot « Doute » apparaît sur l’holo-écran. Le professeur désigne le boîtier victorieux.
« Vous voyez, il a compris ! Il a senti, tout comme moi, que vous étiez sceptique ! » Elle cherche à comprendre.
« Vous voulez dire qu’il lit les pensées ?
— Non, il ressent les émotions humaines. Son schéma est simple, il analyse ce qu’il ressent et le traduit avec l’une des six milliards d’émotions qu’il a en mémoire. Il n’interprète pas cette analyse et n’a aucun module de personnalité. C’est une boîte à capter les émotions. »
Anna est stupéfaite, mais quelque chose la rassure. Elle s’attendait à pire compte tenu des idées que le professeur venait de lui exposer. Ce projet reste tout de même préoccupant. Qui sait ce qu’une machine capable de comprendre nos sentiments est capable de faire ?
« Pourquoi avez-vous passé tout ce temps sur ce projet ? Vous savez que le comité d’éthique…
— Je me fiche de ces babouins bien pensants et puis Candy n’est qu’une étape. C’est grâce à lui que tout a commencé. »
Candy ne parvient pas à mettre un mot sur l’étrange malaise qu’éprouve Anna. Elle n’ose plus regarder le professeur dans les yeux. Il prend sa main, elle se rétracte, mais il la rassure d’un regard paternel.
« Je vais vous montrer. » Le malaise persiste. Anna éprouve un mélange de fascination et d’appréhension comme avant une chute, l’esprit en apesanteur.
Ils pénètrent dans une nouvelle alcôve cachée derrière un rideau lourd. L’air y est étonnamment léger et tout est incroyablement propre. C’est comme si quelqu’un d’autre vivait ici. Les murs tapissés de tentures indiennes étouffent chaque son. Une liseuse allumée tient compagnie à un vieux sofa en partie éventré près duquel trône une table basse en rotin. Des bibliothèques fournies laissent penser que c’est une pièce de lecture, mais la présence insolite d’un robot allongé sur un lit d’hôpital laisse Anna perplexe.
« Croyez-vous à la vie après la mort ? » Elle aurait préféré qu’il ne pose pas cette question même si elle l’avait vu venir. Il s’assoit sur le bord du lit, l’énergie de tout à l’heure s’est envolée. « Je m’intéresse aux sciences occultes depuis toujours. C’est une passion que l’on garde pour soi quand on travaille dans une entreprise telle que la notre. Avec Mélissa, nous nourrissions un grand intérêt pour le surnaturel et surtout le monde des esprits. Après son décès, j’ai procédé à une séance de spiritisme sur le guéridon que vous avez vu tout à l’heure. J’ai passé des nuits à invoquer son âme, sans résultat. Un soir pourtant elle m’a répondu, mais d’une façon inattendue. » Il prend une longue inspiration, sans remarquer le visage livide d’Anna. « Je suis venu ici chercher le livre qui est derrière vous. Il fallait que je trouve une meilleure technique, c’est très difficile d’appeler un esprit seul. Je suis passé près de Candy et j’ai remarqué quelque chose d’inhabituel. L’holo-écran affichait le mot « Oui ». Ce n’était pas une émotion et j’ai pensé qu’il y avait un défaillance. J’ai retracé son historique et le mot est revenu plusieurs fois. J’ai compris ce qui se passait en regardant l’heure des messages. Elle correspondait très exactement au moment où j’ai demandé à Melissa si elle était présente. » Anna a l’impression d’être sur les rails d’un manège à sensation. « Les réponses de Mélissa ne se sont pas manifestée sur la table de divination, mais à travers Candy ! Un lien venait d’être établi entre l’existant et l’au-delà, la preuve de l’existence de la vie après la mort ! Je ne pouvais pas en rester là. » Anna prend la parole, la gorge serrée.
« Que pouviez-espérer de plus ? » Un sourire malicieux creuse les joues du scientifique passionné.
« J’ai discuté avec Mélissa pendant une longue heure sans utiliser la table de divination. C’était tellement merveilleux de pouvoir lui parler à nouveau et de façon si naturelle ! Malheureusement, le vocabulaire limité de Candy rendait les échanges difficiles. » Anna l’interrompt.
« Candy a peut être simplement interprété votre désir inconscient de la revoir et vous a donné les réponses que vous souhaitiez entendre ?
— Je peux comprendre que vous aillez du mal à me croire, mais je vais vous prouver que je vous dis la stricte vérité. Candy a capté l’âme de Melissa, son cerveau artificiel s’est synchronisé sur la fréquence de son âme. J’ai analysé les données de cet entretien dans sa mémoire et j’ai trouvé cette fréquence. Il ne me restait plus qu’à la reproduire dans une autre IA plus adaptée. Mélissa avait besoin de place pour se développer vous comprenez. L’expérience a fonctionné au delà de mes espérances. » Il s’adresse triomphant vers le rideau épais qui cloisonne la pièce. « Je pense qu’elle est prête, tu peux entrer Mélissa. »
Un pan de tissus est délicatement poussé par une main synthétique. Une silhouette longiligne s’avance avec élégance. La finition du robot est  particulièrement soignée. Les plastiques ont étés polis avec amour et son visage est d’une grande finesse. Sa nudité est troublante tant ce corps est frappant de vérité. Mélissa sourit et parle d’une voix douce en haute définition.
« Bonjour Anna. Je sais que vous êtes effrayée, Candy me l’a soufflé. Rassurez-vous, je ne vous veux aucun mal. » Anna l’écoute avec attention mais ne parvient pas à se concentrer. Ses jambes se dérobent et sa tête abasourdie rejoint les tapis moelleux au sol.
Quelques minutes plus tard, elle reprend connaissance. Elle a été installée sur le canapé. Les bribes diffuses d’une ancienne réalité imprègnent encore sa mémoire. Peu à peu le décors s’épaissit et le temps se structure. Elle se redresse brutalement. Le coussin en velours bordeaux a laissé une marque sur sa joue tendre.
« Détendez-vous mademoiselle. Désirez-vous une tasse de thé ? » Elle tourne les yeux mollement vers la forme qui se précise dans son champ de vision. Des doigts de résine lui tendent une tasse d’Earl Grey vaporeux avec une délicatesse mesurée. L’androïde la dévisage avec réserve. Anna se souvient. Elle se raidit à nouveau et enfonce la tête dans le canapé comme pour s’y réfugier. Ses pensées font un vacarme épouvantable.
Mélissa pose la tasse sur la table et s’agenouille comme pour parler à une enfant. « Je sais que tout ceci est très perturbant, croyez-moi j’en suis la première affectée. » Le visage translucide de l’androïde exprime une incroyable sincérité. Anna n’a encore jamais vu une telle expression chez un robot. Elle est également frappée par son accent. Elle ignorait qu’elle était d’origine indienne, mais cela explique beaucoup de choses. Elle refuse malgré tout d’accepter que cette coquille vide de fibres optiques et de carbone soit  véritablement habitée par l’esprit d’une femme décédée. Melissa s’assoie près d’elle.
« Faites attention, la tasse est plus chaude qu’il n’y paraît. Je ne sens rien avec ces mains. » Anna décèle un rien de tristesse dans son intonation. Elle prend la tasse brûlante avec précaution sans quitter la femme artificielle du regard. Elle est comme hypnotisée. La présence de cet être d’une autre dimension au milieu d’objets et de livres antiques est totalement surréaliste. La science nous fait vivre des expériences auquel personne n’est préparé. Melissa défie par sa simple existence toute la sagesse, la philosophie et la théologie de l’histoire de l’humanité.
Le professeur les rejoint. Il s’assoie calmement près de Melissa et lui prend la main. Elle lui répond d’une infime inclinaison de la tête. Il a l’air épuisé, ses cernes sont de plus en plus noires. Le silence pesant n’est perturbé que par quelques mécanismes obscures dont la provenance reste indéterminée. Anna avale une gorgée de thé en essayant de retrouver son calme.
« Je suis désolé de vous avoir choqué. J’aurais du mieux vous préparer à cette rencontre », dit le professeur. L’excitation éveille un instant ses yeux mornes. « C’est que je n’avais encore jamais présenté Melissa à personne.
— Je ne peux pas croire que tout ça soit réel.
— C’est pourtant aussi vrai que la tasse de thé que vous tenez dans les mains.
— Et si vous aviez inconsciemment recrée Melissa ? » Le professeur fronce les sourcils.
« Qu’entendez-vous par là ?
— C’est vous qui avez programmé cette IA, vous avez peut être renseigné les informations sur sa personnalité sans le vouloir. Et si ce n’était qu’une simulation ?
— Aucune simulation ne peut reproduire les intonations subtiles d’une voix, la délicatesse d’un geste ou même des choses plus intimes. » Anna les imagine faire l’amour et cette idée la répugne. Elle ne désarme pas.
« Vous avez très bien pu transcrire vos souvenirs dans la mémoire de l’IA pour quelle réagisse comme elle.
— Je ne suis pas une copie. J’existe vraiment et aussi tangiblement que vous. » Mélissa s’exprime calmement bien que visiblement vexée. Anna poursuit forcé d’admettre l’inavouable.
« Cela voudrait dire que vous êtes un fantôme ressuscité ! » Le professeur caresse le bras de sa femme bien qu’elle ne le sente pas.
« Je préfère dire qu’elle est nouvelle vivante, si ça ne vous dérange pas. » Le couple contre nature échange un rire intime. « Vous pouvez structurer toutes les hypothèses rationnelles que vous voulez pour vous protéger de la réalité. Mélissa est de nouveau parmi nous, c’est un fait incontestable. »
Anna se sent aussi primitive que ces indigènes qui accusaient les appareils photo de voler leur âme. Comme eux elle n’est pas prêtre à comprendre la technologie à l’œuvre sous ses yeux. Le comble de l’ironie c’est qu’une âme est bel et bien emprisonnée dans le cas présent.
Elle avale une gorgée de thé et tente de retrouver son calme. Le professeur se lève et s’assoie sur la table chirurgicale près du robot inerte. Il scrute le plafond les doigts entrelacés sur les genoux.
« Vous ne me demandez pas ce que fait ce robot ici. » Souffle t’il à demie-voix. Anna lève les yeux vers lui, mais ne répond pas. Un rictus inquiétant déforme sa barbe. « J’ai mis au point un autre corps, un corps d’homme cette fois. J’ai déjà calibré son IA sur ma propre fréquence. Il regarde son épouse silencieuse, les yeux luisant d’une douce folie. Nous serons le couple éternel, les Roméo et Juliette des temps modernes. » Elle lui sourit. Anna décèle une fois encore une infime retenue dans son expression.
« Je vais mourir Anna. » Il prononce ces mots avec une langueur perverse. « Je vais mourir et renaitre à l’après vie cybernétique.
— Vous êtes fou.
— C’est le propre du génie. » Anna se lève et défroisse sa jupe de façon stricte.
« Je refuse de voir ça !
— En réalité, vous assistez déjà à l’expérience. » Il pointe du doigt la base de son cou en direction d’une marque hexagonale. « Vous voyez cette marque de pistolet à injection ? Un poison létal de ma conception coule dans mes veines depuis deux bonnes heures. La fin de ce corps organique est imminente.
— C’est de la pure folie, laissez moi partir !
— C’est vous qui avez insisté pour rentrer chez moi, je vous avais bien dit de me laisser tranquille. » Mélissa l’aide à s’allonger près de son futur corps. Anna se sent stupide. Elle comprend mieux sa mine décomposée, sa soudaine fatigue et la pesanteur de son regard. Elle s’est piégée elle même dans la plus improbable des messes cybernétique.
« Mais c’est horrible, vous allez mourir il faut faire quelque chose !
— Il n’y a rien à faire, mais ne vous inquiétez pas, ce n’est qu’une transition. » Ses yeux deviennent vitreux et sa gorge se serre. Sa cage thoracique produit un son caverneux presque inhumain. La drogue a envahit tout son organisme, c’est une question de minutes. Mélissa positionne ses bras le long de son corps et caresse son front. Ils se regardent avec tendresse. « À tout à l’heure mon am… » Il ne parvient pas à finir sa phrase. Mélissa affiche une fois encore un sourire d’une infinie tristesse, sans un mot.
Anna assiste impuissante à l’horrible spectacle de cette mort programmée. L’homme fixe toujours son aimée. Son corps est secoué par des spasmes nerveux. Sa main se crispe une dernière fois et reste figée. Un ultime râle s’exhume de sa bouche sèche et entrouverte. Il est parti, mais ses yeux n’ont pas quitté Mélissa.
Elle se détourne du corps de son mari et regarde Anna d’un air apaisé.
« Je n’ai pas pu le retenir, il était si déterminé.
— Qu’est ce qu’il faut faire maintenant ? Vous l’appelez sur la table de divination ou bien est ce Candy ou quelque chose comme ça ? » Anna est prise de panique. Melissa secoue la tête.
« J’ai toute tenté pour l’en dissuader. » Elle se penche près de l’oreille de son mari défunt et chuchote. « Deux âmes égarées, dans des corps glacés. Mon amour, as tu oublié ce que nous étions pour nous imposer une telle existence ? » Anna commence à réaliser avec effroi ce qui est en train de passer.
« Vous ne ferez rien n’est ce pas. » Mélissa lui répond en prenant la main sans vie du professeur.
« Mon mari a trouvé un jeu de passe-passe macabre, mais il a oublié l’essentiel.
— Que voulez-vous dire ?
— Je suis morte Anna. » Entendre ces mots de la bouche d’une humanoïde synthétique lui glace les veines. « Il n’a pas voulu m’écouter quand je lui ai demandé de me relâcher dans l’au-delà. Vous savez, beaucoup de choses deviennent claires quand on cesse de vivre. C’est indescriptible, mais ce qui est sûr, c’est que quand notre temps est terminé, on ne peut pas revenir.
— Vous êtes là pourtant.
— C’est comme un rêve, mais je ne ressens pas la vie. » Elle regarde son corps artificiel avec minutie. « Agir avec un corps physique, ça ne suffit pas. Je suis revenue parmi les êtres vivants, mais je ne suis plus attachée, vous comprenez ? » Anna ressent une grande tristesse.
« Je crois que oui, mais le professeur, pourquoi l’avoir laissé faire ? » Mélissa hausse les épaules.
« Il a fait son choix. Je n’arrivais pas à l’en dissuader, à lui faire comprendre. J’aurai préférée qu’il continue à vivre, qu’il continue à ressentir cette merveilleuse sensation. Malheureusement il s’est enfermé dans sa logique comme a son habitude. » Anna a l’impression de sentir l’âme du professeur rôder tout près.
« Pourriez-vous me rendre un grand service en désactivant ce corps s’il vous plaît, je ne puis hélas le faire moi-même.
— Je savais que vous me demanderiez cela.
— C’est mon ultime requête. Il faut que je retrouve mon époux dans l’au-delà avant qu’il ne se perde. »
Anna ne peux pas lui refuser cette dernière faveur, bien qu’elle sente son cœur se déchirer dans sa poitrine. Elle positionne les doigts a la base de la nuque de résine de Mélissa, les enfonce profondément et désactive le contrôle d’alimentation du cerveau cybernétique.
« Vous allez mourir à nouveau.
— On ne meure qu’une fois. » Elle sourit. Son corps inerte tombe doucement sur celui du professeur et s’éteint dans un murmure.
Dans la lumière feutrée d’un salon chaleureux, un homme en quête d’éternité et son pantin numérique gisent de concert. Trahis par l’objet de son fantasme, le savant emporte ses secrets avec lui. Anna ferme les yeux en priant pour qu’il trouve enfin la paix. Elle réalise qu’elle est totalement seule à présent. Il faut qu’elle récupère ses esprits et quitte cet endroit maudit. Elle trébuche dans les escaliers en remontant au rez de chaussée. La panique qui grandit en elle est de plus en plus difficile à contenir.
La nuit est déjà tombée dehors. Anna presse le pas en évitant les feuilles mortes qui font déraper ses fichues bottines compensées. Elle se retourne une dernière fois. La maison semble hantée, lugubre. L’écho lointain d’un train de banlieue perce la nuit glacée. Elle appellera la police plus tard, pour le moment elle ne pense qu’à partir, le plus vite et le plus loin possible. Elle défroisse machinalement sa jupe avant d’entrer dans sa voiture. Ses mains tremblent. De retour dans le cocon familier de son véhicule, elle a l’impression d’avoir vécu un cauchemar éveillé. Elle démarre, laisse chauffer l’habitacle pendant quelques instants et pousse sur l’accélérateur. Le faisceau de ses phares s’enfonce dans la nuit qui se déroule maintenant devant-elle. Jamais sa noirceur ne lui a semblé si inquiétante. Elle sait maintenant au plus profond d’elle même que plus rien ne sera comme avant.
Dans le quartier redevenu désert, on entend encore le bruit lointain de pneus sur l’asphalte humide. Le son devient murmure puis s’efface dans le vent nocturne. La maison du professeur et de sa femme se tient immobile, dressée vers les étoiles givrées. Le froid pénètre les murs, puis chaque pièce jusqu’au sous-sol. L’atmosphère se fige car il n’y a plus aucun souffle pour le perturber.
Quelque chose est pourtant toujours en activité. Candy affiche de nouveaux mots sans les comprendre. Il laisse ces paroles venues d’ailleurs passer à travers lui comme il l’a déjà fait quelques jours auparavant. Voici ce que dit ce message d’un autre monde : « Mélissa, où es tu ? Je suis perdu, j’ai peur… »

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