Plumes

Le ciel est chargé de nuages gras. Hô-chi-minh-Ville sous la mousson est encore plus poisseuse qu’à l’accoutumé. Il faut être vietnamien pour s’habituer à cette moiteur tropicale. Quand il était enfant, Hung vivait en France. Il est arrivé ici à l’âge de 10 ans et n’a plus quitté le pays. Au début il détestait l’été et sa chaleur étouffante. Aujourd’hui il s’y abrite. Cette distance invisible avec les autres le rassure. La pluie détrempe tout y compris les bâtiments les plus modernes. La  jungle qu’elle soit urbaine ou sauvage subit la même force. La nature ne fait pas de distinctions.
Hung s’est glissé dans une ruelle mal éclairée. Il est tard et il ne distingue que quelques détails dans la demi-clarté. Armé d’un bocal en verre, il traque sa proie. Tous ses sens sont en éveil. Il essaie de faire abstraction des sons de ruissellement et du tumulte lointain des grandes avenues. Il sait qu’il en a vu un ici, il se cache c’est tout. Il évolue comme un félin luisant. Peut importe d’être trempé jusqu’aux os. Une étincelle jailli entre deux battements de paupière. C’est ici, sous cette toiture séculaire en tuiles de pierre. Il escalade un réseau de gouttières rafistolées. Il entreprend l’ascension en mesurant chaque geste. Le haut du bocal ouvert est fermement maintenu entre ses dents. Un pied dérape. Hung manque de dévisser. Il tient en équilibre du bout d’une tong et d’un doigt crispé. L’adrénaline bouillante le met en transe. Sa transpiration le brûle. Il n’est qu’une torche humaine sans lumière. Après de multiples contorsions périlleuses, il finit par poser les coudes sur les premières tuiles moussues. Il faut attendre, les crampes l’assaillent de toute part. Le bocal dans une main, il scrute figé le point d’origine de sa quête. Son gibier se niche quelques centimètres devant lui. La température de son corps est la même qu’à l’extérieur. Il ne respire presque plus, ne bouge presque plus. Il se sent fondre dans l’atmosphère. L’étincelle jailli, aussi vive qu’un feu de Bengale. Le bocal s’abat. Hung le referme aussitôt et prend une grande inspiration. Des trombes d’eau s’abattent sur lui sanctifiant sa victoire.
Une fois redescendu, il s’assoie par terre et observe son butin. Ses yeux habitués à l’obscurité sont d’abords éblouis par la lueur de la petite créature. Les détails se précisent. Le corps minuscule du Nâga est finement dentelé. Une ligne rose lui parcoure l’échine et son museau se termine en pointe effilée. Il arbore une parure d’écailles argentées aussi fines que les détails d’un bijou. À bien y regarder, il pourrait s’agir d’une femelle. Les Nâginis sont plus rares, ce serait une chance d’en avoir attrapé une. Il regardera chez lui à la loupe. La Nâgini ne bouge pas. Elle n’est pas effrayée, bien au contraire. Elle le toise, cambrée comme un cobra. Le bocal est devenu très chaud, mais ne lui brûle pas encore les doigts. C’est de loin sa plus belle prise. Il n’avait jamais vu de Nâgini aussi belle. Ce n’est que sa quatrième capture, il n’a pas beaucoup d’expérience.
« Qu’est ce que tu fous ici toi ? » Une voix aigrelette interrompt sa réflexion. Un homme en tablier, probablement le grouillot d’un restaurant du coin, sort les poubelles.
« C’est toi qui fouilles dans l’arrière boutique ?
− Non non, je me suis perdu. » Hung force son accent français. Cette ruse le sort souvent de situations extrêmes. L’homme agite les bras et le somme de déguerpir. Il s’exécute sans demander son reste. La Nâgini cachée sous son t-shirt lui réchauffe la peau.

« Au creux des montagnes de GuangDong, dans la Chine ancestrale, un Nâga royal à la parure d’or glisse dans les cieux à la recherche sa princesse. Ce matin il a perdu sa trace près de la rivière, sur les rives de Chaozhou. Il ne dormira plus jusqu’à ce qu’il la retrouve. »

Un triangle jaune illumine le couloir. Les portes de l’ascenseur s’ouvrent sans frottement. Hung s’empresse de rentrer chez lui. Il n’allume ni la lumière ni aucune interface domotique. La Nâgini ne doit pas être brusquée. Il entre dans la bibliothèque. Trois bocaux trônent sur une étagère. Chacun d’eux contient un Nâga différent. Le premier est doré, le second blanc et le troisième vert clair. Ils ont perdu leur lumière et flottent immobiles, le regard fixe. Hung dépose la belle Nâgini argentée près d’eux. L’arrivée d’un nouveau pensionnaire provoque toujours la même réaction. Les uns après les autres et dans l’ordre de proximité, ils émettent à nouveau leur lumière. Il n’y en a pas deux identiques et pourtant ils rayonnent harmonieusement. Leur lueur va persister encore quelques minutes. Ils ne brilleront plus qu’à de rares occasions ensuite. Hung est armé de sa caméra et saisit l’instant sans plus attendre. Sa petite Nâgini est magnifique. Les autres n’ont pas la même grâce, mis à part le Nâga doré. Il lui prend l’envie de les rapprocher pour former un couple. Leurs lumières s’intensifient. Ce phénomène est nouveau. Il zoome sur eux pour mieux voir. L’envie de les relâcher lui traverse l’esprit, mais perdre ces animaux fabuleux serait vraiment dommage. Ils finissent par s’éteindre plusieurs minutes après les autres. Ces deux là doivent valoir un bon prix.
Épuisé et heureux, Hung se prépare quelques nouilles instantanées dans la cuisine. Il ira plus tard sur l’over-net pour montrer sa vidéo aux autres férus de la chasse aux Nâgas. Hung n’est qu’un petit collectionneur par rapport à eux. C’est un ancien collègue qui détient le record de Nâgas collectés. Il en possède 754. C’est un vrai maniaque. Il a démissionné pour se vouer entièrement à sa passion et ne vit que pour la chasse aux Nâgas. C’est lui qui a initié Hung. Il a voulu l’entraîner avec lui quand il a tout plaqué, mais Hung n’est prêt à sacrifier ni son niveau de vie, ni son bel appartement tout automatisé au 37e étage de cet immeuble luxueux. C’est un passe temps, très addictif certes, mais un passe temps malgré tout. Personne ne sait pourquoi ni comment ces petits êtres fantastiques sont apparus. Ils n’y en a qu’au Vietnam. Hung a bien sa petite théorie sur la question.
Le téléphone sonne. « Monsieur Tran, c’est le centre de surveillance.
− Qu’est-ce qui se passe ?
− Le réacteur est encore monté d’un demi-degré.
− Les vannes sont toutes ouvertes ?
− Comme vous l’avez recommandé, monsieur. » Hung laisse ses nouilles de côté et fronce les sourcils. « J’arrive. »
Il se rue dans la salle de bain et prend une douche rapide. Les murs diffusent un paysage de montagne brumeuses et une musique techno très forte. Une fois propre, il passe au dressing. Une desserte s’avance vers lui par commande vocale. Il attrape le premier costume Gucci qui lui tombe sous la main, se coiffe, se parfume, soupire. Avant de partir il ne manque pas de verrouiller la bibliothèque, l’antre de ses précieux Nâgas.
Le taxi atterrit sur le toit de l’immeuble dans un tourbillon d’air propulsé et de pluie. Ses lumières éblouissantes se reflètent sur la dalle inondée. Hung monte à bord.
« Vous allez où ?
– La centrale Fenghuang s’il vous plait, sur les dock supérieurs.
– C’est un accès réservé vous travaillez là-bas ? » pour toute réponse, Hung lui glisse son badge sous le nez. L’homme ne dira plus un mot de tout le trajet. Une fois en vol, Hung regarde Hô-chi-minh-Ville qui se déploie au dessus et en dessous de lui. Le Vietnam n’en serait pas là aujourd’hui sans la fusion nucléaire. Il fallait être les premiers et cette fois c’était au tour du Vietnam de gagner la course. En tant qu’ingénieur il s’estime privilégié de vivre à l’époque la plus florissante de toute l’histoire de son pays. Le drapeau rouge orné d’une étoile jaune est maintenant le symbole du progrès et de l’avenir de toute l’humanité. La Fenghuang Corporation est le premier pas vers une nouvelle aire, l’aire du tokamak vietnamien.

« Le Nâga doré a suivi la piste de jade, traversé des torrents de lave et vu des milliers de ciels étoilés. Il a rendez-vous avec le grand Fenghuang, le maître des mondes. Cet oiseau fabuleux a eu vent de sa quête et l’a invité dans son palais. Grâce à lui il retrouvera peut être sa princesse. Il est prêt à tout et Fenghuang l’a bien compris. »

Près du dôme de la centrale se dresse une tour composée blocs irréguliers. La partie haute forme un prisme parfait surmonté d’un hologramme tournoyant qui affiche le logo de l’entreprise : Fenghuang Corporation. L’inscription en vietnamien passe sans transition idéogramme chinois avec le même style de caractère, puis en coréen, en japonais, en russe et enfin en lettres latines avant de rester plusieurs minutes en vietnamien à nouveau.
Les bureaux des blocs inférieurs sont agités. La nouvelle s’est vite répandue. La température de réacteur principal est instable depuis plusieurs semaines. Elle augmente puis rechute sans raisons apparentes ce qui pose de graves problèmes. Problèmes et fusion ne font pas bon ménage.
Tous les spécialistes affectés au réacteur principal sont réunis dans la salle de contrôle. Maï-Lee est l’un d’entre eux. Elle ne cesse de s’imaginer ce qu’une perte de contrôle pourrait signifier. Le cœur du tokamak est comme un soleil. Le laisser grossir sans maitrise c’est l’extinction assurée. Elle est si terrifiée qu’elle agit sans réfléchir. Elle analyse, compile et scrute des données en tout genre. Rien n’explique le phénomène mais tout l’atteste. L’ingénieur en chef entre dans la grande salle sphérique par la passerelle supérieure. Les questions fusent autour de lui. Il y répond sèchement et distribue des directives pêle-mêle. Il prend l’ascenseur en verre à subduction et rejoint le niveau de Maï-Lee. C’est elle qu’il veut voir.
Comme toujours il est d’une élégance irréprochable. Costume Gucci sur mesure couleur aluminium, parole juste, geste précis. Maï-Lee, se sent un peu ridicule dans sa blouse blanche mal cintrée. Elle ne soigne pas autant son apparence que lui, mais n’en est pas moins compétente. Son costume impeccable ne parvient pas à masquer le trouble du jeune homme. Elle le connaît depuis assez longtemps pour savoir qu’il n’a rien mangé de la soirée.
« Encore parti à la chasse Hung ?
− Tais-toi, tu veux me faire virer !
− Il reste des gens qui en ont le pouvoir ?
− Amusant. Le protocole B13 n’a pas fonctionné ? » Elle lui tend une console translucide qu’il balaie du regard. Il est plus tendu qu’elle.
« Tu ne dis rien.
− Je réfléchi.
− C’est si mauvais signe que ça ?
− Trop tôt pour le dire, enfin je crois. » Maï-Lee n’est pas rassurée. Il y a eu trop d’alerte en peu de temps. Elle a beau retourner le problème dans tous les sens, elle ne voit aucune solution. Le cœur de la centrale fait ce qu’il veut en échappant à tous les calculs. La situation est extrêmement critique. Elle a l’impression justifiée que ce n’est que le début.
« Le PDG  Dimitri Yamamoto est sur le canal vidéo, il s’adresse à tout le monde. ! » hurle un informaticien du haut d’une passerelle. Hung se rend à l’étage supérieur, Maï-Lee lui emboîte le pas. La retransmission vidéo passe sur un écran géant via le réseau interne de l’entreprise. Maï-Lee tire Hung par la manche. Elle a un mauvais pressentiment. Il ne la remarque pas. Elle a vraiment l’impression d’être invisible avec lui.
L’image arrive en relief. C’est le couloir d’accès au réacteur principal. Le président tient la caméra et se filme en marchant. Il a enlevé tous ses vêtements et ne porte que son badge pendu autour du cou. La vue de son corps grassouillet choque l’assemblée. Il passe les portes blindées, débloque toutes les sécurités. La lumière est de plus en plus orange. Il pénètre dans le confinement du cœur. L’image grésille. La température et les radiations affectent la réception. Le directeur se rapproche de la cuve principale. C’est la première fois que Hung voit le moyeu central du réacteur. En contrebas un iris tourne sur lui même en effectuant des mouvements de contraction et d’extension. Un minuscule point lumineux en son centre transperce la caméra. Le directeur se filme en gros plan. « Vous voyez ? Vous voyez ? » Il pointe le doigt vers le point de lumière plusieurs mètres plus bas. Il rit comme un enfant et monte sur le rebord de la cuve. Les employés suspendus à son destin commencent à pousser des cris. Certains perdent connaissance. La peau du PDG est de plus en plus brûlée. Des tâches s’étendent aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de son corps bombardé. Il sourit une dernière fois à la caméra et la pointe vers l’iris sous ses pieds. L’image tressaille puis l’iris se rapproche très vite. Un flash blanc et tout est fini. C’est la mort en direct. Le PDG s’est jeté dans le cœur du réacteur sans hésiter un instant.
L’assistance est médusée. Des cris de panique et des pleurs surgissent de toutes parts. Hung est profondément bouleversé, il se tourne vers Maï-Lee mais il ne trouve personne. Elle est étendue par terre, évanouie.

« Fenghuang reçoit son ami le Nâga d’or. Il écoute avec tendresse sa plainte et le rassure, d’une voix paternelle. Sa princesse n’a pas disparu, elle est là tout près. Le Nâga royal regarde autour de lui mais ne la voit pas. Fenghuang lui révèle que leur monde change. La princesse est sur un autre plan et il la rejoindra bientôt. Pour apaiser son impatience il lui fait avaler une perle de lune. Elle lui portera chance. »

Maï-Lee se réveille. Elle est entourée d’autres employés dans l’infirmerie de la société. Elle se souvient de la mort du PDG et se sent à nouveau défaillir. Une femme vient la voir et lui demande si tout va bien. Elle lui offre un verre d’eau que Maï-Lee  accepte volontier. Elle reprend ses esprits et se sent un peu mieux, mais son cœur palpite encore. La femme lui donne une petite boite en métal. « C’est un remède de grand mère pour apaiser les angoisses du cœur. » Maï-Lee ouvre la boite et attrape une pastille molle. Elle l’avale, c’est à la rose. Elle se sent mieux maintenant aussi étrange que cela puisse lui paraître. Elle veut remercier la femme, mais elle est déjà au chevet d’un autre employé qui vient de se réveiller. Maï-Lee se met en devoir de retourner à la salle de contrôle aider ses collègues à gérer cette incroyable crise.
Les couloirs interminables sont déserts. Elle présente son badge devant la porte de la salle mais l’accès est refusé. C’est à n’y rien comprendre.
« Mesure de sécurité. » Hung est posté au coin d’un couloir. Il se rapproche d’elle les mains dans les poches.
« Qu’est ce que ça veut dire ?
− Le suicide du PDG pose plus de problèmes que l’instabilité du réacteur. Tous les responsables de plateau ont été convoqués par le conseil pendant que tu dormais. Il a été décidé de travailler en effectifs réduits. Les caméras du monde entier seront bientôt braquées sur la centrale. Il faut limiter les allers venues et l’effervescence générale. En étant moins nombreux on fait moins de bruit, on est moins dissipés. L’intérêt est avant tout de bien contrôler l’information, surtout en ce qui concerne les fluctuations du réacteur. Tous les groupes de travail hors classification spéciale se voient accorder un congé exceptionnel.
− C’est une plaisanterie, si les ingénieurs ne font pas partie de la classification spéciale, qui alors ? » Maï-Lee est désemparée. Hung est tout aussi navré.
« Je suis bien d’accord ! Apparemment la politique prend le pas sur la sécurité. Les I.A prennent le relais en ce qui concerne la surveillance globale, le personnel est réduit au strict minimum.
− C’est de la folie, les I.A ne savent pas gérer ce genre de crise.
− Ce sont les directives. » Maï-Lee pince les lèvres. Hung soupire. « On est bien obligé d’obéir. J’ai toujours ma console au pire. Elle est connectée aux infos des capteurs principaux. Si la température devient vraiment inquiétante je ferais tout ce qu’il faut pour les forcer à intervenir, entre deux communiqués de presse.
− Et s’il est déjà trop tard ? Si le cœur explose ?
− La galaxie la plus proche n’étant pas à moins 2,55 millions d’années lumière de la Terre, et le prochain vol en navette supra luminique n’étant pas prévu avant des centaines d’années, je te conseillerai de prendre du bon temps en attendant de voir ce qui se passe. Si le tokamak cède, on peut se consoler en se disant que les peuples d’andromède, si ils existent, auront droit à un joli feu d’artifice spatial. » Maï-Lee ne rit pas. Elle se sent frustrée et mortellement inquiète.
« Je te laisse, mon taxi m’attend sur le toit. Je voulais être sûr que tout allait bien pour toi.
− C’est gentil.
− Tu veux que je te dépose ?
− Non merci, je vais marcher un peu. » Hung n’insiste pas. Ils prennent leurs ascenseurs dans des directions opposées. Maï-Lee réalise que cela fait des mois qu’elle attend qu’il fasse un pas vers elle et que maintenant que c’est arrivé, c’est elle qui se défausse. Pourquoi fallait il que cela arrive la veille de la fin du monde ? Sa poitrine se serre. Son cœur, comme celui du Fenghuang, prend un degrés centigrade.
Une fois en bas, elle se laisser porter par le hasard. Après toutes ces années d’étude et de travail elle a encore du mal à accepter qu’on la traite encore comme un pion. Elle n’a pas envie de rentrer chez elle. Elle se laisse bercer par le tumulte de la rue. Les grattes ciels toujours plus nombreux n’ont pas réussi à changer le mode de vie ici bas. On trouve toujours dans le capharnaüm le plus total, des vendeurs de matériel hi-fi, des marchants ambulants qui proposent de délicieux bo-bun ou des tranches de Cha Lua. On trouve même de nos jours des vendeurs de pièges à Nâga. Elle passe devant un beauty shop. C’est un commerce très populaire, vous rentrer avec votre robe de soirée et on vous fait la totale, coiffure, maquillage, manucure, lentilles lumineuses et même tatouages éphémères. C’est la transformation garantie pour un soir de gala. Maï-Lee hésite puis se rétracte. À quoi bon tous ces artifices, elle n’a personne pour la remarquer. Elle reprend son errance.
La circulation ne s’arrête jamais, que ce soit en deux roues, quatre roues ou en sustentation. Tout va toujours plus vite dans les grandes artères de la ville. La pluie n’arrête pas le flux organique de la cité. Maï-Lee se sent étourdie et ressent le besoin de se cacher dans une ruelle étroite. L’agitation laissée derrière elle est comme un rêve dont les bribes se dissipent. Les façades d’immeubles d’un autre âge lui rappellent les photos de son arrière grand père. C’était l’époque où le pays se relevait enfin des stigmates de la guerre. Qui aurait pu imaginer l’importance qu’allait prendre le Vietnam dans le futur. Une importance fragile à bien y réfléchir. C’est un des secrets du succès. Quand on arrive au sommet on est entouré de vide et le seul changement possible réside dans la chute. Fenghuang a déployé ses ailes  flamboyantes sur Hô-chi-minh-Ville, mais le feu sacré brûle les doigts des vaniteux.
Maï-Lee n’arrive pas à sortir de ses frustrations tant professionnelles qu’affectives. Hung ne lui prête pas l’attention qu’elle voudrait, ou pas quand elle le voudrait. Elle est pourtant brillante et plutôt jolie. Elle s’arrête devant une vitrine opaque et s’observe un moment. Elle ne voit qu’un fantôme délavé. Son chignon en bataille est trempé par la pluie. Son imperméable blanc lui tombe tout droit sur les cuisses et ses lunettes occupent la majeur partie de son visage. Pas étonnant que Hung ne la remarque pas après tout. Elle pense encore au beauty shop, puis les images fragmentaires du suicide du PDG lui reviennent en flash. Il faut vraiment qu’elle se change les idées.
Plus elle avance dans la ruelle plus il lui semble remonter le temps. Un couple de vieux amis jouent aux échecs Cờ tướng sous un perron en bois couvert de mousses. Un troisième compère adossé au mur décrépi de la maison suit le match avec assiduité. Personne ne semble remarquer la présence de la jeune femme, comme d’habitude. L’attention de Maï-Lee est attirée par le tintement irrégulier d’une clochette à vent. Elle se rapproche de l’origine du son et tombe sur une vitrine minuscule. Il n’y a qu’un modèle exposé, une robe de soie noire chinoise arborant un magnifique Nâga aux traits fins brodés de fil argenté. La composition n’est éclairée que par une lampe rouge en papier posée à même le sol. La robe n’est peut être pas noire, mais marine ou verte. Impossible de s’en rendre compte avec cet éclairage. Maï-Lee cherche l’entrée de la boutique. Il n’y a qu’un soupirail bouché par des herbes mouillées. Une ombre s’agite derrière la robe et Maï-Lee sursaute. La vendeuse, une vielle dame courbée lui sourit. Maï-Lee lui demande comment entrer, la dame lui montre le soupirail. Maï-Lee secoue la tête. La dame se met à rire et s’avance vers la vitrine. Elle la pousse du plat de la main et elle s’ouvre. C’est une porte vitrée en réalité. La boutique n’est qu’un hall d’entrée parcouru par une longue rallonge rafistolée qui alimente la lampe en papier. Il y a tout juste assez d’espace autour du mannequin pour que la vielle femme s’y faufile. Elle ne pose pas de question à Maï-Lee et entreprend de retirer et de plier la robe.
« Attendez, je n’ai que 50 NewDong. » La vendeuse ne réagit pas et continue son pliage savant. Elle emballe le tout dans un sac en plastique qu’elle attache grossièrement  avec de la bande adhésive et le pose par terre prêt de la lampe. Maï-Lee ne saisit pas la raison de toute cette mise en scène. Elle remercie la femme qui se retire sans un mot. La robe en main elle s’éloigne pensive. Elle se retourne une dernière fois. La lumière rouge s’éteint, la clochette ne tinte plus. La pluie a raison de son envie d’en savoir plus. Elle tourne les talons pour de bon cette fois, la robe serrée contre sa poitrine.

« La princesse Nâgini tourne au fond d’un lac aussi argenté que sa parure. Elle ne sait pas où elle est ni comment elle est arrivée ici. Ses appels au secours restent vint. Elle sait que son tendre amant le prince d’or s’inquiète pour elle et cela lui brise le cœur. Une nuit, la lune lui parle à travers son reflet. Elle sait qu’un Nâga doré a avalé une de ses perles et qu’il est à la recherche de la princesse. La belle Nâgini reprend alors confiance et entonne un chant sous l’eau qui traverse les mondes. »

Hung n’est pas rentré chez lui finalement. Le taxi l’a déposé dans un quartier très animé qui ne s’endort que tôt le matin. Si c’est sa dernière nuit, autant en profiter. Il se laisse distraire par le mouvement incessant de la rue. Ses pas le mènent jusqu’à un restaurant coréen. La devanture noir brillante lui renvoie des halos de lumières irisées surréalistes. Il cède au charme artificiel des néons qu’il devine à l’intérieur. La climatisation est réglée à la perfection. Une serveuse chinoise vêtue d’une robe en latex bleu l’accueil poliment. Le sol carrelé de granit noir luisant lui permet de deviner son entrejambe. Un effet assumé par les stylistes du restaurant. La musique n’est pas forte mais résolument contemporaine. Il s’étonne de trouver d’anciennes gravures aux murs alors que les tables et les chaises sont du plus pur design. L’éclairage tamisé est dominé par des néons bleus fluorescents. La serveuse le dirige vers une table, l’y installe et lui sert un verre d’alcool blanc sans lui demander. Elle sourit, se retire et le laisse face à l’hologramme des menus.
Il avale une première gorgée d’alcool et passe le doigt à travers le menu. Les plats s’animent à son passage. Il a très envie de bœuf et se commande un barbecue coréen. Le plat est servi dans la minute. Il se régale en prenant soin d’éviter de tacher son costume. Il n’a rien mangé depuis la capture de la Nâgini argentée. Tout est allé si vite. Il termine son repas tranquillement. Ses brûlures d’estomac se sont enfin apaisées. Maintenant qu’il est repu, il réalise que quelque chose le tracasse depuis qu’il est arrivé. Il a du mal à le définir, il sent une présence. Il tourne les yeux, balaie les autres tables et tombe sur elle. Une femme stupéfiante qui le dévisage. Elle est vêtue d’une robe chinoise de satin noir sur laquelle un Nâga a été brodé de fil d’argent. Elle a les cheveux courts, blancs, des yeux perçants animés de lentilles légèrement phosphorescentes. Ses ongles sont bleus électriques. Elle se lève en croisant son regard. Son corps ondule comme un serpent. Ses jambes sont gainées de nylon noir et rehaussées de talons haut. Elle n’attend aucune invitation et vient s’asseoir devant lui comme s’ils se connaissaient depuis toujours.
« Vous m’offrez un verre ? » Hung est suspendu à ses lèvres rouges. Il lève la main en direction de la serveuse. La mystérieuse femme se met à rire.
« Vous ne me reconnaissez vraiment pas ?
− Je devrais ?
− Hung, je sais que c’est assez différent de la blouse blanche du travail mais tout de même. » Hung écarquille les yeux. « Maï-Lee, c’est toi ?
− Et oui, une nouvelle robe et une visite dans un beauty shop font des miracles n’est ce pas ? » Maï-Lee ne s’est jamais sentie si triomphante. Elle est venue ici sans idée précise. Elle voulait simplement savoir comment les hommes la regarderaient. Depuis qu’elle porte cette robe, elle se sent transformée. Tomber sur Hung était inespéré.
« Qu’est ce que tu fais ici ?
− Je viens boire un verre.
− Tu es stupéfiante. » Elle baisse les yeux et malgré la pénombre il décèle deux petites rougeurs sur ses pommettes félines. Comment avait-il fait pour ne pas la remarquer plus tôt. La serveuse arrive avec un autre verre d’alcool blanc. Elle semble pincée. La présence de Maï-Lee contrarie ses attentes de pourboire. « Trinquons. » Maï-Lee lève son verre.
− À quoi ?
− À Fenghuang. » Un sarcasme dans la bouche d’une jolie femme n’en reste pas moins un sarcasme. Hung se force à sourire. Ce n’est plus la femme choquée et muette qu’il avait laissé à la tour de l’entreprise quelques heures plus tôt. Maintenant, elle veut peut être la même chose que lui, profiter de l’instant présent.
La musique techno s’estompe. Une voix synthétique est diffusée depuis chaque table du restaurant. Elle informe les aimables clients de la  venue de Suong Nguyen, une musicienne de renom. L’annonce est saluée de faibles applaudissements. Hung et Maï-Lee se tournent vers le centre du restaurant.
Une scène circulaire émerge du granit et s’élève d’une mètre. Des marches en plexiglas se matérialisent sur un côté. Le cœur de la scène s’ouvre en lotus. Des pétales de plexiglas luisent d’une douce lumière rose. Suong est déjà installée, son Đàn Tỳ Bà est posé devant elle. Elle est la dernière vietnamienne à savoir encore jouer de ce luth à quatre cordes traditionnel. Elle fait jouer ses mains, les yeux fermés. Sa robe authentique contraste avec la modernité de la mise en scène. Dès les premiers accords, plus personne ne lui prête attention. Elle vit dans une bulle de musique éthérée, venue d’un autre temps.
Maï-Lee est émue. Elle cherche le regard de Hung. Il est absorbé par la belle musicienne.
« Elle me rappelle le jour où je suis arrivé ici. » Hung parle sans se détourner de Suong.
− Tu n’as pas toujours vécu au Vietnam ?
− Ma mère est française. Je suis né près de Paris et j’y ai vécu jusqu’à mes dix ans.
− Tu n’as aucun accent. » Il sourit et lui fait la plus belle démonstration de mauvais accent vietnamien.
« Quand je veux éviter les ennuis, je me fais passer pour un touriste, ça marche à tous les coups.
− Tu parles de la chasse au Nâga n’est ce pas. » Il avale une gorgée d’alcool blanc. La musique répond à sa place.
« Tu me feras voir un jour, ta collection ?
− Pour le moment j’ai une nouvelle Nâgini à chasser. » Elle ne comprend pas où il veut en venir. Son regard insistant lui fait réaliser qu’il a les yeux rivés sur le motif de sa robe. Elle le toise provocante.
« Elle est difficile à attraper, une vraie sauvage.
− J’obtiens toujours ce que je veux.
− À condition de le remarquer. » L’occasion est trop belle pour ne pas lui envoyer une pique. Hung est décontenancé. Il peut bien culpabiliser après ces années d’ignorance. Maï-Lee sait que sans cette robe, cette musique, ce maquillage et ces lentilles de contact, elle redevient Maï-Lee l’invisible. Sa parure n’est qu’une illusion.
« On joue tous un rôle tu sais. » Poursuit Hung.
« Tu ne joue pas toi.
− Et ces costumes hors de prix, tu ne crois pas que c’est un déguisement ? Tu ne m’aurais peu être pas remarqué sans eux. » Maï-Lee n’y avait jamais pensé. Elle se souvient du premier jour où elle l’a vu. Il portait un costume noir et blanc Armani qui lui donnait une allure incroyable. Elle devait se rendre à l’évidence.
« D’accords mais si tu avais été aussi plat que tes cols, je ne me serais jamais intéressée à toi.
− Tu t’intéresse à moi ? » Elle coupe sa respiration et rougit instantanément. Hung est assez fier de son effet. La belle jeune femme est encore plus attirante lorsqu’elle perd ses moyens. Il a envie de l’embrasser.
La serveuse les interrompt à nouveau. Maï-Lee la soupçonne de le faire exprès. Ils commandent un autre verre. Un léger malaise s’est installé. Hung est plus intimidé qu’il ne le pensait. Finalement il a aussi peu d’assurance que Maï-Lee. La musicienne termine son dernier morceau. La salle applaudit du bout des doigts, puis elle s’en va sans un mot. Maï-Lee rompt la glace.
« Ce sont de véritables gravures, j’ai demandé. » Elle désigne du doigt les grands cadres qui ornent les murs. « Ce sont des peintures du XIIIe siècle, représentant des décors fantastiques. On y suit l’histoire de deux Nagâs, ça devrait te plaire. Le mâle, un prince doré et la femelle une princesse argentée, sont séparés. Un matin, il ne la trouve plus et commence à la chercher partout. Ensuite il va voir le Fenghuang qui lui donne une perle de lune.
− Et la princesse qui chante prisonnière au fond d’un lac d’argent est retrouvée.
− Tu connais cette histoire ?
− C’est un classique. Ce sont des Nâgas royaux, on les retrouve souvent dans les motifs décoratifs, sur les temples khmer ou comme ta robe tiens par exemple. » Maï-Lee regarde son corps et retrouve les mêmes lignes que celle des dessins aux murs. « Je ne me souviens plus comment le prince parvient à la retrouver par contre.
− Il entend son chant grâce à la perle que lui a fait avaler Fenghuang. Il trouve le lac plonge dans l’eau et…
− Et ?
− Ils se retrouvent et font l’amour. » Maï-Lee sent les mots sortir de sa bouche un par un. Son intonation est empreinte d’un érotisme incontrôlable. Hung la dévore des yeux.
« J’ai capturée un couple de Nâgas royaux, tu veux les voir.
− Oui avec plaisir. » Hung réalise qu’il vient de l’inviter chez lui. Maï-Lee n’en croit pas ses oreilles et ne lui laisse pas le temps de changer d’avis. Elle se lève, il la suit et ils quittent le restaurant, sans laisser de pourboire à la serveuse.
Au moment où ils sortent, des trombes d’eau tombent du ciel. Maï-Lee demande son parapluie au vestiaire, mais la serveuse ne le retrouve pas. Elle la soupçonne à juste titre de lui avoir subtilisé. Hung essaie de négocier, mais la jeune demoiselle se ferme totalement. Maï-Lee le prend par le bras et l’attire dehors.
« Il y a un arrêt d’aérobus là bas, viens laissons tomber.
− Tu va mouiller ta jolie robe. » Elle hausse les épaules. Il se laisse entraîner sous le rideau de pluie. En quelques secondes ils sont aussi trempés que sous une douche. Maï-Lee pousse d’abord un cri de surprise puis ils rient de concert. Mouillés comme ils sont, il est maintenant inutile de prendre un bus, Hung n’habite qu’à quelques minutes à pied.
« On fait la course ? » Hung se sent aussi joyeux qu’un petit garçon.
« Attends je ne peux pas courir avec mes talons.
− Enlève les alors ! » Hung prend de l’avance et la nargue. Elle ne se laisse pas faire et retire ses chaussures. Ses collant noirs seront définitivement fichus, mais qu’importe. Ils sont comme deux enfants insouciants jouant à chat. La pluie redouble et devient légèrement plus froide. Le tonnerre les saisi entre deux passages déserts du vieux centre ville colonial. Il n’y a presque pas de lumière ici, mais c’est un raccourcis que Hung connaît bien. La robe de Maï-Lee est comme une seconde peau, luisante et chaude. Hung est ensorcelé par le mouvement rapide de sa poitrine et de son ventre. Il s’approche, elle abandonne toute défense. Il lui empoigne les hanches, la serre contre lui, elle a un dernier mouvement de recul. Ses lèvres mouillées l’appellent irrésistiblement. Ils s’enlacent, se caressent et s’embrassent aussi lentement que possible, pour ne pas laisser l’instant s’envoler. Les éclairs entonnent une hymne violente. Leur corps s’électrisent. Dans les flash célestes, les amants sont noirs et bleus. Des embruns lointain d’océan s’élèvent du Mékong.

« Cette nuit le Nâga doré a entendu un chant aussi doux que la soie et aussi pur que le cristal. Il s’est envolé et après avoir parcouru des milliers de mondes il a trouvé le lac d’argent. Il y a plongé et a retrouvé sa bien aimée. De leur union est née une plume de Fenghuang. »

Hung et Maï-Lee se tiennent par la main dans l’ascenseur. Ils se dévorent des yeux dans leur reflet d’aluminium. Le désir les consume, plus encore que le feu d’un Fenghuang.
Arrivés au 72e étage, la porte de l’appartement passée, ils laissent la passion les submerger. La robe mouillée de Maï-Lee est d’une douceur irréelle. Elle la sent aussi bien que lui et la sensualité de leurs caresses lui fait perdre la tête. Le salon immense et vide est le témoin muet de leurs ébats. Elle sent le plaisir monter en elle par le simple toucher de ses cuisses. Il lui lèche la nuque, elle lui touche le sexe. Il passe ses mains sur le dessin brodé de la Nâgini. Elle a l’impression de l’incarner. Son corps n’est qu’écailles et ondulations. La jouissance les foudroie comme les éclairs au dehors. Ils restent interdits, subjugués par une vague de plaisir d’une intensité encore inconnue.
« Je, je vais prendre une douche. » Hung se sent honteux. Maï-Lee lui caresse la joue.
« Je viens avec toi »
Hung lance le programme mer du japon. Les murs diffusent des images animées de carpes calligraphiées qui sautent avec grâce d’un paysage à un autre. Les temples succèdent aux jardins sur une musique de koto. Débarrassés de leur seconde peau, Hung et Maï-Lee se prélassent sous la pluie artificielle cette fois de la cabine de douche démesurée. Les caresses se font plus douces, plus calmes. Le désir n’est pas moins ardent. Ils ressentent la même chaleur au creux de leur corps. Elle irradie à travers eux et semble les relier. Ils communiquent sans se parler, sans violence. Ils font l’amour contre les rizières sur fond de tambours taiko.
La musique s’arrête brutalement. Les murs gardent la phosphorescence des dernières images avant de s’éteindre définitivement. L’eau ne coule plus. La pièce à l’air de s’allonger dans le silence. Maï-Lee se serre contre Hung. Il la rassure. Son corps est encore plus frêle dans la pénombre. De petites lampes bleues parsèment le plafond. C’est l’éclairage de sécurité activé par le groupe électrogène de l’immeuble. Ils sortent de la douche, se sèchent et vont dans la chambre. La ville en contre bas est elle aussi plongée dans le noir. On ne distingue que quelques éclairages de secours éparses.
« La centrale, c’est la fin.
− Elle ne peut pas lâcher comme ça. » affirme Hung en se forçant à y croire. Les réseaux ne répondent pas, impossible de se connecter à l’over-web, au téléphone, à la télévision, rien. C’est le silence. Il consulte sa console, toujours sur batterie. Elle est reliée aux systèmes d’urgence de la centrale. C’est bien ce qu’il craignait. La température a atteint un seuil critique et les I.A ont coupé le coeur. C’est la procédure standard. De l’eau va inonder les cuves et stopper la réaction, normalement tout devrait bien se passer. Il sent la pointe dans son estomac se réveiller. Il avale un cachet. Maï-Lee cherche elle aussi un remède dans son sac.
« J’ai des palpitations ce soir, une dame m’a donné ça.
− Tu as des palpitations et moi des brûlures d’estomac. Tu crois qu’on a été irradiés ?
− J’espère que non. » Maï-Lee sent une chaleur nouvelle dans son cœur mais curieusement, elle n’a pas peur. Hung hésite à partir rejoindre la centrale. Il essaie de peser le pour et le contre, mais plus il réfléchi, moins ses pensées se matérialisent. Il avale un autre cachet. Maï-Lee lui touche le poignet.
« Viens par là. » Elle l’entraîne dans la chambre à reculons puis s’étend sur le lit. « Fais moi l’amour. » Il glisse vers elle, sans réfléchir.
Elle le presse contre sa poitrine. Sa langue caresse son visage, ses oreilles, sa nuque. Leurs mains pressées se heurtent. La lune s’invite entre les persiennes sur les draps qu’elle cisaille. Sa  douce caresse dessine le creux tragique d’une chute de rein, d’une épaule, d’une nuque. Maï-Lee se redresse, les seins en défi. Hung les devine, les frôle, les veut. Le dessin de la queue d’un Nâga attire son regard vers son épaule. Elle incline la tête vers l’animal captif, fait rouler son omoplate et dévoile son dos. Hung contemple le Nâga lové dans la soie de sa peau. Il se domande comment il a pu ne pas le voir plus tôt. Il le toise conquérant. La virginité de la chaire de la belle jeune femme lui appartient à jamais. C’est lui qu’elle fait danser quand elle se cambre langoureusement de plaisir. Hung reconnaît son échine dentelée, le dessin de ses écailles et la finesse de sa gueule. C’est le Nâga royal, il n’est pas doré mais c’est bien la forme de son corps. Hasard troublant ou croisement des réalités, il ne sait comment saisir le sentiment qui s’empare de lui. Le trouble attise les flammes de son estomac. Il pose les doigts sur le tracé délicat et suit la route qui mène au bas des reins de Maï-Lee. Elle frémit d’envie. Il l’empoigne, elle l’invite plus loin.
D’abord piqûre puis tendresse infinie, serrés l’un derrière l’autre le plaisir les emporte. Alors qu’il passe le point de non retour, le Nâga s’anime. Il quitte la cambrure ruisselante de Maï-Lee et s’étire sur les hanches tendues de Hung. Il ne peut rien faire pour l’arrêter. Son encre de déverse en lui comme il se déverse en elle. Hung se retire, terrifié mais il est trop tard. Nâga est là, une griffe sur son cœur, l’autre sur son ventre. Il a pris possession de lui.

« La plume inonde les amants royaux de sa lumière sacrée. Des mondes en surgissent, plus nombreux et plus flamboyants que jamais. Il ne leur reste plus qu’à trouver le leur, mais pendant un moment, moins long qu’un battement de cils, ils se perdent à nouveau. »

Dehors, les brumes d’humidité rampent en silence. Le courant est toujours coupé. Les gyrophares bleus des pompiers et de la police cisaillent l’obscurité. Les passants hagards découvrent une autre réalité. Les panneaux publicitaires ne sont plus que d’absurdes rectangles noirs placardés un peu partout. La musique s’est tue et les routes à sustentation ne fonctionnent plus. Des milliards de véhicules sont posés par terre comme de vulgaires cailloux high-tech. Seuls les voitures équipées de roues circulent encore. Hung les observe, du haut de son building. Il fait de plus en plus chaud. La climatisation ne fonctionne plus. Il a ouvert toutes les fenêtres, mais l’air est aussi moite dehors que dedans. Debout devant les vitres, il contemple son reflet nu au dessus d’Hô-chi-minh-Ville .
Le Nâga tatoué est là, rivé sur son thorax. Son estomac n’est qu’une brûlure. Il sue à grosses gouttes et ne peut ni se doucher, ni se rafraîchir. Il doit s’apaiser, accepter la situation. Sans les systèmes modernes, la présence de la nature est plus forte. Il peut sentir la putréfaction du Mékong et les relents d’embruns de l’océan ainsi que la touffeur de la jungle et des marécages. Le Vietnam a toujours été là.
Des doigts légers le caressent. Hung sursaute. Maï-Lee, nue elle aussi, se tient derrière lui. Sa présence est un parfum insaisissable. Il la goûte, s’enivre du nectar de sa peau.
« Comment tu as fais ça ?
− Fais quoi ?
− Le tatouage, qu’est ce que c’est en réalité ? » Elle le dévisage.
« Il est très bien ce tatouage. Tu me fais peur, tu ne te sens pas bien ? Tu as trop chaud ?
− Ne fais pas comme si il avait toujours été là.
− C’est pourtant le cas. »
Il prend la mouche et se précipite dans le salon. Il ouvre un tiroir et fouille. Il a toujours aimé faire des tirages papier de ses photos. Aujourd’hui qu’il n’y a plus de courant il est content d’avoir eu cette manie. Il trouve son cliché. C’était l’année dernière sur la plage avec son père. Ils avaient passé la  journée à chasser le crabe des cocotiers. Il était tombé en tentant d’en attraper un et son t-shirt s’était déchiré. Sur la photo il est torse nu et tient sa proie qu’il a finalement réussi a attraper.
Il montre la photo à Maï-Lee. Elle prend un air désolé. Il se passe quelques secondes avant qu’il  ne réalise. Il est déjà tatoué sur la photo.
Maï-Lee lui sert un grand verre d’eau tiède. Il l’avale d’une traite. Elle lui caresse les cheveux. Il ne se souvient de rien, ou plutôt il a d’autres souvenirs. Jusqu’à quel point sa vie est elle une illusion ? Ses angoisses le reprennent.
« C’est la centrale, on est tous irradiés.
− Ne recommences pas avec ça. » Elle le prend contre son sein. Sa chaleur sucrée l’apaise. Il se redresse, il est plus calme et décide de montrer sa collection à Maï-Lee.
Ils avancent à tâtons jusqu’à la bibliothèque. Le pas de la porte luit d’un halo jaune. Hung ouvre sous le regard étonné de la jeune femme. Quatre véritables Nâgas flottent dans leurs pots. Maï-Lee reconnaît les deux Nâgas royaux, d’or et d’argent. Ils sont immobiles. Leur beauté la subjugue. Les deux autres, le blanc et le vert sont eux aussi très beaux, mais elle se sent mal à l’aise.
« Tu devrais les libérer. » Hung fait la grimace. Il a passé beaucoup de temps à les traquer. Il est très fier de sa collection. « Tu ne peux pas posséder de tels êtres. »
Il sait au fond de lui qu’elle a raison. Si ce soir la centrale explose, tout ça n’a plus d’importance de toute façon. La brûlure de son estomac empire. Maï-Lee semble elle aussi se sentir mal. Hung lui carresse la joue.
« Si c’est vraiment la fin, libérons-nous.
− Qu’est ce que tu dis ?
− Je veux dire eux, libérons-les. Si j’étais à leur place, je ne voudrais pas mourir captif. »
Maï-Lee se sent soudainement confiante, remplie d’une énergie innocente un peu à la manière de l’enfance. Ils ouvrent la fenêtre en grand. Ils décident de libérer les Nâgas blanc et vert en premier. Les couvercles tournent, ils pointent timidement leur museau en dehors des bocaux, échangent un regard et décollent à la verticale. Ils ne sont déjà plus que deux points lumineux filant dans le ciel lourd. Hung et Maï-Lee les regardent, jusqu’au bout. Hung oublie les trophées et le prestige de sa collection. Il ne pense plus qu’à voir ses Nâgas à nouveau libre. Tout ce temps passé pour rien, quelle douce ironie.
C’est au tour des Nâgas royaux. Maï-Lee tient le prince et Hung la princesse. Ils ouvrent le couvercle et instinctivement les yeux fermés scandent d’une même voix : Je te libère.
À cet instant, l’alerte de la console de Hung retentit. La température de la centrale a dépassé le seuil critique. Pour Hung c’est la brûlure de son ventre qui s’étend en un éclair dans son corps entier. Pour Maï-Lee le poids sur son coeur devient une montagne puis s’envole. Son corps s’étire, s’allonge à l’infini. Elle est si légère. Hung ouvre les yeux. Il baigne dans une douce lumière rayonnante. Tout brille dans l’appartement de reflets d’or et d’argent. La ville par la fenêtre n’est qu’un jouet cassé en pleine mutation au milieu d’un océan de lumière. Maï-Lee contemple elle aussi l’incroyable densité de ce feu doux. Elle ne fait qu’un avec lui, le respire et l’alimente par sa propre chaleur. Il n’y a plus de pluie, plus de pourriture, seulement la vie qui bat au son d’un cœur titanesque, le cœur de Fenghuang.
« Regarde nous Hung ! » Maï-Lee est surexcitée. Il contemple son corps, ses écailles ciselées, son museau pointu. Il s’est incarné dans le Nâga doré et Maï-Lee est la belle Nâgini d’argent. Ils tournoient l’un autour de l’autre, fous de joie. Leur mémoires se réveillent.
« Je t’ai perdue, l’espace d’un instant, oh ma belle princesse, dans cette vie humaine si étrange.
− Tu m’as capturée, tu es mon lac, tu as toujours été là.
− Et tu es l’encre de ma peau, le chant de ma vie, tu as toujours été là.
− Oh mon prince que nous est il arrivé ?
− Les humains ont gratté la trame de leur monde pour trouver l’énergie de Fenghuang. C’est par cette fissure que nos réalités se sont mélangées.
− Nous existions sous nos deux formes, humaines et Nâgas, et maintenant tout se fond en une seule réalité.
− C’est l’éveil de Fenghuang qui réuni nos histoire, efface les paradoxes.
− La centrale, c’est sa manifestation dans ce monde n’est ce pas. Écoutes, entends-tu nos amis ? »
Maï-Lee s’envole plus haut et contemple des centaines de Nâgas qui volent maintenant dans le ciel en direction de la centrale, le centre ardent de la lumière. « Ils nous appellent, ils se libèrent eux aussi, les uns après les autres. C’est une formidable réaction en chaîne. Plus ils s’ouvrent à la réalité, plus le cœur de Fenghuang bat fort.
− Allons près de lui ma princesse. »
Hung et Maï-Lee tourbillonnent vers ce qui maintenant se manifeste comme un immense Fenghuang au centre d’Hô-chi-minh-Ville . L’oiseau légendaire grandit à vue d’oeil. Son corps contient la ville, le Mékong et l’océan et grandit encore. Les longues plumes de sa queue se colorent de milles reflets qui sont autant de vies, de joies, de lumière pure. Dans ses yeux brillants meurent et renaissent hommes et Nâgas, femmes et Nâgini, flamboyant, remplis d’allégresse, dans un cycle sans fin. Les royaumes s’unissent, se complètent. Hung retrouve Maï-Lee au creux du tourbillon des mondes enfin réunis dans la paix. Fenghuang devient planète et soleil puis galaxies, car rien n’existe en dehors de lui. Il est le temps et l’espace même. L’univers nait et brûle éternellement dans ses plumes.

« Vous tous mes enfants perdus, vos vies s’unissent à présent dans un monde unique. La joie se répand, volez très chers Nâgas et jouissez de la vie. »

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